# 103
Il l’ouvre. Il reconnaît le croquis du parc qu’il avait entrevu dans les premiers
instants de leur rencontre. Il tourne la page, bien trop curieux pour
s’attarder sur ce plan, aussi beau soit il. La deuxième page est bien
différente. Un banc, deux personnes, enlacées, au centre de la composition qui
n’est à peine décorée que par quelques esquisses de troncs et de feuilles en
arrière plan. A droite, une jeune femme, vêtue de noir, les cheveux longs, les
yeux fermés. A gauche, un homme, vêtu de noir, une coupe de champagne a ses
cotés, les yeux fermés. Entre eux deux, un baiser. Leurs bras les enveloppent,
leurs corps se répondent. O. s’attardent sur ces bras, ces mains, sent la force
avec laquelle cette jeune femme sert contre elle la tête du jeune homme, sa
main gauche dans ses cheveux. Il sent la passion de l’homme à travers le bras passant
dans le creux des cotes et remontant le long du dos. La composition est d’une
simplicité et d’un équilibre incroyable. Cette masse grisée, au centre, regorge
d’amour et de beauté.
O. relève la tête. L’auteure de l’œuvre qui l’émeut et qu’il tient dans ses
mains le regarde à son tour. Un long silence s’installe encore une fois. Elle
le brise.
- C’est ce que vous
espérez ? dit elle en pointant le bloc note.
- C’est ce que vous comptez
faire ? reprend-il, posant le carnet ouvert sur le banc.
Elle fixe son propre dessin comme si elle le découvrait entièrement. Elle tend
la main, le reprend, le referme. Elle le range dans son sac et pose ce dernier
à terre. Puis, elle tend le bloc note vers O. à contre cœur. O. ne bouge pas.
- Gardez le, il n’a aucune
utilité s’il ne vous est pas lié.
- Reprenez-le, je vous en prie.
- Si c’est un cadeau, je me dois de l’accepter.
- C’est votre carnet, ce n’est
pas un cadeau.
- Ce sont vos mots qui donnent à
ce support toute son importance.
- Je n’ai rien écrit.
- Vous avez magnifiquement dicté.
Tendant la main, il prend son carnet et le remet dans sa poche intérieure. Il
fait de même avec son crayon. Elle, elle le regarde. Glissant sur le banc, elle
s’approche. Elle l’observe littéralement à présent. Lui prenant la main, elle
l’amène jusqu'à son visage. Elle dépose un baiser dans sa paume, lève les yeux
vers ceux de O. et sourit encore. Un sourire triste, désolé. O. voit mieux ses
yeux à présent, profonds, puissants, magnifiques. Mais des yeux qui lui disent
au revoir.
Elle lâche la main de O., se lève, prend son sac et avance de quelques pas. O.
remarque alors seulement qu’un homme est arrivé près d’eux. Il est grand,
banal. Elle s’approche de lui, l’enlace, l’embrasse. La même bouche qui lui
avait sourit se déforme a présent a cause de cet homme. O. assiste impuissant a
cette scène. Colère, tristesse, amour et désespoir. Un bouillon sentimental
sommeille en lui. Il le réprime, comme toujours. Se séparant enfin, l’homme
fixe O. de son regard violent.
- C’est qui ? demande-t-il
d’un ton brusque, sans aucune classe, aucune manière, sans identité ni
présence, juste un ton bourru, a l’image de son apparence pataude.
- Un ami, répond elle avant que
O. n’ai eu le temps d’imaginer un embryon de réponse.
- Hm…
- A bientôt, peut être…
lance-t-elle à O. avec un léger geste de la main.
Le balourd le fixe en grognant. O. soutient le défi d’un air supérieur,
dégouté, méprisant et désolé pour lui. Désolé pour elle. Il regarde ce couple
improbable se retourner pour s’éloigner. Main dans la main, ils marchent dans
le froid, en silence. A peine a-t-elle fait quelques pas qu’elle se retourne
vers O. et, dans ses yeux, O. le voit. Ce rêve, le rêve qu’elle a essayé de déplacer
sur sa feuille, de fixer à jamais par le crayon car dans l’impossibilité de le
réaliser, il le voit encore, dans ces yeux brillants dans le noir. Il est tapi
en elle, dominée par une réalité qu’elle regrette si puissante. Le risque était
trop grand, elle n’osa pas. Un dernier sourire, encore plus malheureux que
celui qu’elle lui avait adressé après avoir embrassé sa main lui parvient,
comme un regret à faire pardonner, comme une promesse d’adieu.
Elle tourne la tête et s’en va, tête baissée.
Lui, sur son banc, seul, fait bonne figure en la regardant s’éloigner vers
d’autres bras. Il soupire, fixe le ciel. Reprend son carnet. Ses gestes sont
lourds, douloureux. Il est épuisé. Il feuillette les quelques vers qu’il y a
couché quelques minutes auparavant.
« Imbécile. »
(...)